Mikhtav Hadash | N°7

LE POLITIQUE DANS LA PENSÉE JUIVE

Distribué par les Editions Hermann, il est dans toutes les librairies. Abonnez-vous ici.

Edito : Entre nous, Philippe Chriqui

Grand entretien avec Daniel Epstein, par Ruth Scheps

Suivent les articles du dossier, avec des illustrations du peintre Alain Kleinmann :

  • Une justice sans force, David Lemler
  • Une légitimité indiscernable, Emmanuel Bonamy
  • Genèse d’une pensée politique, le pouvoir dans la Genèse, Yeshaya Dalsace
  • Le pouvoir des juges dans la tradition juive, Claude Riveline
  • La bible hébraïque, une philosophie politique,  Jean-gérard Bursztein
  • La monarchie de Dieu de Martin Buber, Dominique Bourel
  • La gouvernance : modèles bibliques et rabbiniques, Yoav Lévy
  • Le droit juif face à l’autorité, Rivon Krygier
  • Vision idéelle du pouvoir dans la pensée juive, Philippe Chriqui

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Le droit juif face à l’autorité de l’État

Par Rivon Krygier, rabbin de la communauté Adath Shalom, docteur en science des religions, auteur de La loi juive à l’aube du XXIe siècle. Collectif (Biblieurope, 1999).

Reprenant le sens et l’usage du principe Dina de-malkhouta dina dans le droit juif qui traite des rapports entre l’État et la religion, le rabbin Rivon Krygier en éclaire les tenants  et les aboutissants pour les époques biblique, talmudique et post-talmudique.

 

Le principe traditionnel selon lequel Dina de-malkhouta dina (« La loi de l’État fait loi »[1]), s’enracine dans la Bible et le Talmud. Mais que dit-il au juste ? La formule est abondement invoquée et convoquée, depuis l’Émancipation, pour rassurer les autorités publiques, et la société civile en général, sur la parfaite compatibilité de la tradition juive avec les lois de la République – la formule consacrant la supériorité de cette dernière. Si tant est que « la Loi de l’État fait force de loi », la question peut s’orienter dans deux directions opposées :

  1. Le judaïsme peut-il admettre sans rechigner que la tradition juive soit foncièrement tributaire du droit civil de l’État, au nom de la Laïcité ? Et sinon, qu’est-ce que les autorités juives peuvent estimer en droit ne pas relever de la compétence de l’État et constituer une ingérence ou un abus de pouvoir ?
  2. Le fait que le judaïsme en soit amené à côtoyer un autre système juridique et légal que le sien, et qui lui est parfois contraire, constitue-il une entrave, une compromission malheureuse ? Ou peut-on concevoir que le judaïsme, dans son système juridique interne, accorde une place légitime à une forme de législation (et d’autorité) qui ne soit pourtant pas de son ressort ?

 

 

Origine et définition de l’énoncé « La loi de l’État fait loi »

 

Ce principe apparaît à quatre reprises dans le Talmud, à chaque fois comme un propos de Chemouel (135-254), un des grands maîtres (Amoraïm), de la première génération babylonienne. Bien que le Talmud n’établisse pas de lien explicite avec le pouvoir royal, des décisionnaires post-talmudiques ont déduit que le principe énoncé par Chemouel procédait de son exégèse concernant le statut du roi[2]. De quoi s’agit-il ? Dans deux passages de la Bible, il est question des lois afférentes au pouvoir royal : en Deutéronome 17, pour définir les délimitations du pouvoir royal, les devoirs ; et en 1 Samuel 8, pour au contraire en énoncer les prérogatives, les droits. Ces deux passages se complètent et se contrebalancent. Il apparaît que le roi est en droit de se doter de tous les moyens nécessaires pour exercer son pouvoir, mais qu’il ne peut pas pour autant faire tout ce qui lui plaît. Il peut lever une armée et former un corps de fonctionnaires, prélever des impôts, imposer des corvées à la population.

[Le prophète Samuel] Il dit : Voici quel sera le droit du roi qui régnera sur vous. Il prendra vos fils, et il les mettra sur ses chars et parmi ses cavaliers, afin qu’ils courent devant son char ; il s’en fera des chefs de mille et des chefs de cinquante, et il les emploiera à labourer ses terres, à récolter ses moissons, à fabriquer ses armes de guerre et l’attirail de ses chars. Il prendra vos filles, pour en faire des parfumeuses, des cuisinières et des boulangères. Il prendra la meilleure partie de vos champs, de vos vignes et de vos oliviers, et la donnera à ses serviteurs. Il prendra la dîme du produit de vos semences et de vos vignes, et la donnera à ses serviteurs. Il prendra vos serviteurs et vos servantes, vos meilleurs bœufs et vos ânes, et s’en servira pour ses travaux. Il prendra la dîme de vos troupeaux, et vous-mêmes serez ses esclaves. (1 Sam 8,11-17).

 

Par ailleurs (Deut 17), il est question d’empêcher le roi d’accumuler trop de richesse et de puissance qui risqueraient de corrompre son jugement et, surtout, d’exiger du roi qu’il ne se place pas au-dessus des lois (de la Tora) qui reflètent la volonté de Dieu :

 

Tu mettras sur toi un roi que choisira l’Éternel, ton Dieu, tu prendras un roi du milieu de tes frères, tu ne pourras pas te donner un étranger, qui ne soit pas ton frère. Mais qu’il n’ait pas un grand nombre de chevaux et qu’il ne ramène pas le peuple en Égypte pour avoir beaucoup de chevaux, car l’Éternel vous a dit : Vous ne retournerez plus par ce chemin-là. Qu’il n’ait pas un grand nombre de femmes, afin que son cœur ne se détourne point, et qu’il n’amasse pas des trésors d’argent et d’or. Quand il s’assiéra sur le trône de son royaume, il écrira pour lui, dans un livre, une copie de cette loi, qu’il prendra auprès des Prêtres Lévites. Il devra l’avoir avec lui et y lire tous les jours de sa vie, afin qu’il apprenne à craindre l’Éternel, son Dieu, à observer et à mettre en pratique toutes les paroles de cette Loi et toutes ces ordonnances ; afin que son cœur ne s’élève point au-dessus de ses frères, et qu’il ne se détourne de ces commandements ni à droite ni à gauche ; afin qu’il prolonge ses jours dans son royaume, lui et ses enfants, au milieu d’Israël. (Deut 17,15-20).

 

Il se dessine ici, sinon une séparation nette des pouvoirs, du moins une forme d’équilibre entre le temporel et le spirituel. C’est un point capital qui préfigure – sans encore pleinement le réaliser – l’équilibre des pouvoirs recherché par les démocraties modernes : « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » (Montesquieu)[3]. Une tension s’instaure dès lors : d’un côté, le pouvoir du roi est limité – disons que « La loi de la Tora fait loi. » ; mais de l’autre, le roi a autorité pour tout ce qui concerne le bon fonctionnement de son royaume, c’est-à-dire assurer la prospérité, la sécurité et la concorde entre ses sujets. Il a les coudées franches pour décréter et faire respecter la loi, autrement dit pour réprimer autant que nécessaire. Le maître du Talmud évoqué, Chemouel, est celui qui a donné à ce texte biblique son fondement juridique (étant entendu que, ultérieurement, le grand décisionnaire Maïmonide (Espagne, 1138 – Égypte, 1204) lui aura donné raison)[4] : le roi ne s’impose pas seulement de facto, par la force du « bras séculier » et « la crainte qu’il inspire », comme l’exprime Rav, un maître de Babylonie en désaccord avec Chemouel, mais de plein droit[5] :

 

Rav Yehouda a dit au nom de Chemouel : tout ce qui figure dans le passage biblique concernant le roi (cf. 1 S 8,11 sqq.) fait régulièrement partie des prérogatives du roi. À quoi Rav a répondu : ce passage ne figure [dans la Bible] que pour inspirer au peuple la crainte [du roi], ainsi quil est dit (Deut 17,15) : « Tu imposeras un roi sur toi » [pour dire que] sa crainte devra être sur toi. Le même débat opposait déjà deux Tannaïm. Rabbi Yossé a dit : Tout ce qui figure dans le passage biblique concernant le roi fait partie des prérogatives royales. À quoi Rabbi Yehouda a répondu : Ce passage ne figure dans la Bible que pour inspirer au peuple la crainte du roi, ainsi quil est dit : « Tu établiras un roi sur toi », sa crainte devra être sur toi[6]. (TB, Sanhedrin 20b).

Autrement dit, selon Chemouel, c’est la Tora elle-même, qui investit le roi de ce pouvoir décisionnaire sur la bonne marche de l’État, en toute légitimité, de sorte que Dina de-malkhouta dina : « La loi de l’État fait loi » par délégation du pouvoir sacré vers le profane. Ce fait est d’autant plus remarquable que la désignation d’un roi à la tête du peuple d’Israël ne s’imposait pas. Le récit biblique lui-même exprime de fortes réticences à ce que le pouvoir, qui était au départ uniquement charismatique et mû par des prophètes ou des juges inspirés, à mission délimitée, passe sous l’égide d’un souverain « profane », instaurant un régime dynastique. C’est bien à la demande pressante du peuple que la royauté est instaurée et admise a posteriori, pour répondre aux nombreux défis sécuritaires de l’époque. Il y a ici une prise en considération, de jure, du « principe de réalité ». Nous reviendrons sur ce point capital.

Mais quelle est l’extension de ce pouvoir royal ou étatique, quels domaines concerne-t-il ? Les occurrences talmudiques de l’expression Dina de-malkhouta dina se concentrent sur la fiscalité, le droit d’expropriation à des fins d’intérêt public. Dans un des passages en question, il est question du droit d’emprunter un pont dont on sait qu’il a été construit avec des troncs de palmier, saisis auprès de particuliers :

Chemouel enseigne : La loi du Royaume fait loi. Rabba enseigne : Sache qu’ils font abattre des dattiers et en bâtissent des ponts sur lesquels nous passons. (TB, Baba Kama 113b).

 

En règle générale, pareille saisie est considérée comme une spoliation, et l’usage du pont est dès lors interdit. Mais le Talmud statue que l’État est parfaitement en droit d’exproprier et, en l’occurrence, de réquisitionner les troncs, en vertu du principe que « La loi de l’État fait loi » (ce qui n’empêche pas les particuliers de réclamer ensuite, légitimement, des dédommagements). Ce passage est doublement intéressant. Il montre d’abord que l’autorité du pouvoir politique est telle qu’elle permet de déroger à certaines règles de base, comme le droit à la propriété privée reconnu pourtant par la Tora. Il y a donc, avec la reconnaissance de l’autorité de l’État, l’admission de dérogations et de préséances qui bouleversent des règles du droit juif. Deuxièmement, le cas du pont est pensé, dans ce contexte, sous une autorité étrangère, en l’occurrence, romaine. Au demeurant, elle est reconnue de jure, par le droit juif, comme légitime.

Une des justifications importantes apportées à ce mandat accordé à l’État est qu’il est de facto celui qui régit et régule le fonctionnement de la société, et que, tacitement, le peuple qui accepte l’ordre social lui reconnaît du même coup pleine autorité. C’est, à nouveau, la nécessité du réel qui s’impose et fait loi. Ainsi, selon Maïmonide, dès lors que l’autorité d’un roi est reconnue dans une région – le critère convenu est qu’il bat monnaie et que le peuple s’en sert –, il est en droit d’imposer sa loi et même s’il contrevient à certaines règles de fonctionnement, cela ne sera pas considéré comme du vol :

Un roi dont la monnaie est échangée dans une contrée donnée est reconnu par les habitants de la contrée qui tacitement admettent qu’il est leur seigneur et qu’eux sont ses serviteurs. (Maïmonide, Lois du vol et de l’objet perdu 5,17).

 

Au demeurant, le pouvoir royal reconnu n’est pas fondé pour autant à devenir despotique ou tyrannique. Ainsi, le Meïri (1249-1310, Perpignan) formule et condense explicitement ses principes et en définit les limites face à une corruption ou des extorsions possibles :

On ne peut prétendre que la levée de taxes constitue en soi une forme de vol, car elle se fonde sur le principe « La loi de l’État fait loi », ce qui signifie que toute loi instaurée par le roi qui s’applique à la collectivité – et non à tel individu « en privé » – est pleinement légitime, et cela vaut tant pour les rois d’Israël que pour ceux des nations (Meïri, Beit ha-Behira, Baba Kama 113a).

 

Et plus loin, il précise :

« Tout ce qui relève des prérogatives royales est considéré par nous comme loi faisant pleinement autorité, incluant des lois qui sont dans l’intérêt propre du roi et de ses possessions. Le roi a même le droit d’imposer des impôts qui contreviennent à nos propres lois (de la Tora), au nom de cette souveraineté… À condition que ces décrets relèvent des besoins du royaume, mais pas si le roi agit en usant arbitrairement de la contrainte ou selon des directives édictées qui procéderaient des livres ou de la doctrine des païens [autrement dit : idolâtres] opposées à nos lois. » (Meïri, Beit ha-Behira, dans : Chita mekoubètsèt, Baba Kama 113b)[7].

 

En fait, on observe dans les préventions énoncées par le Meïri une tendance nette qui se confirmera chez l’ensemble des décisionnaires. « La Loi de l’État fait force de loi » est bien un principe majeur et directeur, jusqu’à lever des règles internes au judaïsme, mais qui doit être soigneusement bordé et limité à un domaine de compétences bien circonscrit. Le roi ne peut introduire des usages à caractère idolâtre, ou qui contraignent les sujets ou citoyens à une forme d’allégeance à une autre religion. Le roi ne peut détourner la loi du royaume (ou la décréter) ou abuser de son autorité en vue de profits indus, comme l’extorsion[8]. Nahmanide (Espagne, 1194 – Acre, 1270) en a revisité la formule :

Il est dit : « La Loi du Royaume [l’État] fait force de loi » et non « La Loi du Roi fait force de loi » [Dina de-malka dina], c’est-à-dire des prérogatives généralement accordées au pouvoir royal et non aux décisions arbitraires (et tyranniques) de tel roi. Et ainsi en va-t-il pour les rois saints d’Israël, comme l’enseigne la tradition biblique à propos de Samuel le prophète, et de ce qu’en ont dit nos Sages : « Tout ce qui est énoncé dans ce passage concernant le roi, celui-ci en a les prérogatives. » (Hidouché ha-Ramban, Baba batra 55a).

 

Ainsi en va-t-il dans le Michné Tora de Maïmonide :

La règle est que tout décret royal qui vaut pour l’ensemble des sujets – et non établi pour tel ou tel individu – n’est pas considéré comme une spoliation. Et si le roi s’emparait d’un bien, sans que cel soit justifié par une loi connue ou autorisée, c’est un abus violent considéré comme un vol. (Maïmonide, Lois du vol et de l’objet perdu 5,14).

 

Chez certains décisionnaires, l’idée incluse dans cette précision est que les prérogatives du Roi concernent la gestion « fédérale » de son royaume, selon l’intérêt général du pays, et non la gestion de communautés pour ce qui concerne leur législation singulière. Il se doit de les respecter.

 

Jusqu’ici, a été posé le principe de l’autorité du pouvoir souverain et la délimitation de son domaine de compétence et de prérogatives, notamment en raison de l’interdit de détourner le pouvoir en spoliant des individus. Mais le pouvoir du roi ou de l’État est, a fortiori, également délimité pour tout ce qui dans le principe ne relève en aucune façon de ses compétences, à savoir les lois qui concernent le permis et l’interdit, ou ce qui relève de la normativité religieuse. Voici ce qu’en dit Maïmonide qui en condense la doctrine, dans un passage hautement suggestif :

Le roi a le droit de mettre à mort toute personne qui se révolterait contre lui. Même si le roi a simplement ordonné à un homme du peuple de se rendre à tel endroit et qu’il ne s’y est pas rendu, ou qu’il lui a ordonné de rester chez lui et qu’il est sorti, il est passible de mort. Si le roi souhaite le faire exécuter, il peut le faire, ainsi qu’il est écrit : « Tout homme qui sera rebelle à ton commandement et qui n’écoutera pas tes paroles, en tout ce que tu nous commanderas, sera mis à mort ; seulement fortifie-toi et sois ferme. » (Jos 1,18). Ainsi toute personne qui humilierait le roi ou l’insulterait (crime de lèse-majesté), le roi est en droit de le mettre à mort, comme ce fut le cas pour Chimî ben Géra. (1 R 2,37).

Toutefois, celui qui néglige d’accomplir l’ordre du roi car il est en train d’accomplir des commandements divins, même s’il ne s’agit que d’un simple commandement, n’est pas passible de châtiment car entre l’ordre du maître et celui du serviteur, celui du maître prime. Il va de soi que si le roi décrète l’abrogation d’un commandement divin, il ne doit pas être écouté.

Si un homme a tué sans qu’on ait contre lui un témoignage satisfaisant, ou s’il n’a pas été mis en garde par des témoins, ou s’il n’y a qu’un seul témoin, ou encore s’il a tué involontairement quelqu’un qui est son ennemi, le Roi a néanmoins le pouvoir de le condamner à mort, comme de prendre toutes les mesures d’exception exigées par les circonstances. Ainsi le Roi peut faire exécuter plusieurs condamnés en une seule journée, les faire pendre et les laisser pendus plusieurs jours, ceci pour répandre sa crainte et dissuader les méchants de ce monde. (Maïmonide, Lois royales 3,8-10).

 

Nous voyons dans le premier de ces alinéas que, d’un côté, l’obéissance à l’État ou au roi est quasiment élevée au rang de commandement divin – car c’est bien dans le Michné Tora, code de loi religieux, que cette règle est posée ! – et qui l’enfreint, même pour une ordonnance mineure, est passible de mort (crime de lèse-majesté). Mais, d’un autre côté, selon le deuxième alinéa, si le roi ordonne de transgresser un commandement de la Tora dans un domaine qui ne relève pas de sa compétence, il est permis voire obligatoire de s’opposer à l’autorité de l’État. Enfin, dans le troisième alinéa, il est précisé que le roi, en certaines circonstances relevant de ses compétences régaliennes (assurer la sérénité et la prospérité de son royaume), peut passer outre certaines délimitations pourtant prévues par la loi juive : ainsi n’est-il pas contraint de recueillir deux témoignages strictement concordants, ni même tenu à ce que soit établie la pleine préméditation, pour qu’une condamnation à la peine capitale soit exécutoire. Le roi peut passer outre la règle de la Tora, qui, selon la Michna, impose ces conditions[9]. On observe donc qu’en certaines circonstances, l’autorité religieuse s’émancipe de l’autorité de l’État, et qu’en d’autres, c’est l’inverse ! Le critère qui permet de décider de l’instance à laquelle il faut plutôt obéir en situation de conflit – l’État ou la Tora – dépend de la définition des domaines respectifs de juridiction : soit temporel, soit spirituel. Mais certaines dérogations et adaptations conséquentes sont admises, an nom de la nécessité de faire régner l’ordre public.

 

 

État et Religion aujourd’hui

 

Les sources que nous avons analysées sont anciennes et, bien entendu, les peines non applicables de nos jours. Mais elles nous livrent une conception de principe. Celui qui pensait qu’avec le principe de Dina de-malkhouta dina, le droit religieux admettait indistinctement l’autorité de l’État sur la loi religieuse, et que celle-ci ne devait qu’entériner celle-là, se voit opposer ici un démenti très affirmé. En un sens, il faut s’en féliciter. Tout d’abord, affirmer l’autorité suprême et indiscutable des États confine au fascisme. Rappelons les lois iniques de Vichy. C’était un devoir moral de s’y opposer, d’y résister. Et c’était aussi un devoir religieux. Pourtant, ne sommes-nous pas dans le domaine réservé des fonctions régaliennes de l’État ? C’est que l’État n’a pas tous les droits, comme nous l’avons vu. Qui plus est, l’idée moderne de l’État de droit signifie qu’il doit garantir les droits fondamentaux, tel le droit d’association ou celui de liberté religieuse. L’État ne doit pas être tout-puissant et réprimer les spécificités minoritaires, religieuses ou autres.

C’est le rôle de l’État moderne de droit, héritier des Lumières, et même sa raison d’être, de défendre des valeurs fondamentales, en condamnant et réprimant des atteintes à la dignité et l’égalité des personnes, y compris quand elles viennent des religions ou des traditions religieuses. L’État représente la volonté présente du peuple, mais pas seulement : il doit se montrer garant des droits de l’homme. Même lorsque les religions se donnent pour objectif de défendre la dignité humaine, elles peuvent être considérées comme la violant dès lors que les États modernes décèlent dans la normativité qu’elles cherchent à imposer, une atteinte à la dignité, à la liberté de conscience, à la vie privée des individus. Pour autant, l’État ne doit pas s’immiscer dans les règlements internes de tel ou tel courant religieux, à condition de garantir que chacun soit libre d’y adhérer ou non (cf. les sectes).

Le plus intéressant pour notre propos n’est pas que le judaïsme rabbinique se soit vu imposer par la contrainte des Lumières et de l’Émancipation, au temps des États-nations, des règles contraires à ses normes, que par la force des choses il se soit incliné et que son domaine de juridiction se soit restreint comme peau de chagrin. C’est plutôt que bien souvent, il a intériorisé ces nouvelles normes – acceptant que les temps ont changé, que « la nature a changé » et qu’il n’est plus pertinent de s’en tenir à certaines règles –, parfois en en fournissant une justification, parfois, non.

Terminons avec un exemple hautement symbolique. Il est un principe bien connu du droit juif en vertu duquel, en cas de péril pour la vie (même douteux), il est un devoir de transgresser le Chabbat pour la sauvegarder. En réalité, il n’a rien d’évident car la Tora écrite n’évoque aucunement cette dérogation et l’on sait que certains milieux pieux, notamment des sectes juives de l’Antiquité, refusaient la profanation du Chabbat en pareille situation[10]. Dans la littérature talmudique, les maîtres tentent de trouver un fondement scripturaire à cette dérogation, au nom de principes définis intuitivement :

Rabbi Yonathan ben Yossef : « car il est sainteté pour vous » (Ex 31,14) : car le Chabbat a été confié à l’homme, et non l’homme au Chabbat. Rabbi Chimôn ben Menassia : « Les enfants d’Israël garderont le Chabbat » (Ex 31,16) : Transgresse si nécessaire un Chabbat, afin de pouvoir observer ultérieurement de nombreux autres Chabbatot. Rabbi Yehouda, au nom de Chemouel : Si j’avais été présent dans la discussion, j’aurais dit : Ma référence est meilleure que la vôtre : « et l’homme vivra par eux (les commandements) » (Lév 18,5) : Et non qu’il périsse par eux (TB, Yoma 85b)[11].

 

Maïmonide, qui vient codifier le principe de la préséance de la sauvegarde, retient le dernier argument – le primat de la vie en tant que telle –, celui qui provient de Chemouel, ce même sage qui avait accordé au roi une autorité de plein droit et énoncé, par suite, le principe de Dina de-malkhouta dina :

L’on ne devra pas hésiter à transgresser le Chabbat pour un malade en danger, ainsi qu’il est dit : « et l’homme vivra par eux » (Lév 18,5) et non qu’il périsse par eux : De là, apprends que les préceptes de la Tora ne sont pas rétorsion mais compassion, bienveillance et paix dans le monde (Maïmonide, Lois de Chabbat 2,3).

 

Maïmonide justifie à sa manière le principe opératoire qui sous-tend la préséance de la sauvegarde de la vie sur l’observance du Chabbat : les préceptes de la Tora sont assujettis à une finalité supérieure, incarnée par la compassion, la paix et la bienveillance. Ces valeurs ne sont pas antinomiques avec la Tora, elles en sont les présupposés. En cas de tension ou de conflit, leur préséance est requise. Certes, Maïmonide n’a pas érigé cette injonction en principe directeur pour toute règle, et les modernes trouveront choquantes de nombreuses lois du code qu’il a rédigé. Ne faisons pas de Maïmonide un homme de notre temps, ayant la même perception que nous de que doit être le respect des droits fondamentaux de l’homme. Comme le disait Louis Jacobs, « la question pertinente pour nous, modernes, n’est pas tant de savoir ce qu’a pu édicter Maïmonide en plein Moyen Âge, mais ce qu’il dirait assurément, avec la méthodologie rationaliste qui fut la sienne, dans les conditions du savoir et les conceptions du progrès d’aujourd’hui[12]. »

Mais retenons cette leçon simple : derrière des règles d’adaptation comme « la loi de l’État fait loi », il n’y a pas simplement la nécessité contraignante de s’incliner devant un ordre social qui s’impose à tous. On trouve aussi, même si cela est souvent inavouable ou énoncé confusément, l’idée que la Tora ne doit pas comporter une normativité définitivement verrouillée, mais s’articuler et s’adapter, au besoin, à ce qui est pressenti comme l’incarnation la plus noble du principe sous-jacent de justice, dès lors qu’il trouve à s’exprimer dans le champ social. C’est un peu comme si, de manière indicible et intuitive, opérait un principe de « Dina de-mechihiouta dina », la loi du messianisme fait loi. Non la loi d’une figure messianique, mais la conviction enfouie que la Tora elle-même tend vers sa réalisation ultime et que sa normativité idéale mérite d’être honorée, autant que faire se peut.

 

 

Rivon Krygier

 

 

[1] Littéralement : « La loi de la Royauté fait loi. » Mais il convient d’entendre cette expression au sens large : il s’agit de l’autorité de l’État, quel que soit le type de régime à l’œuvre.

[2] Tel est le cas de Nahmanide ou du Mabit (Rabbi Moïse ben Yossef Trani, Salonique, né en 1500), dans son Kiryat Sefer. Voir infra.

[3] Cf. De l’esprit des lois, T. 1, chap. IV.

[4] Cf. Maïmonide, Lois royales 4,1 et Moïse ben Yossef Trani, Kiryat Sefer, ad loc.

[5] Cf. TB, Sanhedrin 20b.

[6] Cf. Tossefta, Sanhedrin 14,5.

[7] Plus tard, dans le Choulhan âroukh (Hochèn Michpat 369,6), le principe est acquis que le pouvoir « royal » est celui de l’État dans lequel on vit, que ce soit un État juif ou non, et l’on doit en reconnaître l’autorité, tant qu’il n’abuse pas, en détournant des biens au prétexte de son pouvoir.

[8] Comme le rappelle Nahum Rakover, dans un article en ligne sur Dina de-malkhouta dina, les Tossafistes (TB, Sanhedrin 20b) s’interrogent à propos de la vigne Kerem Navot et se demandent pourquoi le roi de Samarie, Ahav (Achab), a été sanctionné pour avoir saisi cette propriété, alors que l’expropriation est une prérogative royale. Une des réponses se fonde sur un verset : « Il prendra la meilleure partie de vos champs, de vos vignes et de vos oliviers, et la donnera à ses serviteurs. » (1 Sam 8,14) – « à ses serviteurs » et non à lui-même, est-il précisé.

[9] Pour une vision d’ensemble des conditions contraignantes pour imposer la condamnation, cf. Yaïr Lorberbaum, In God’s image (New York, Cambridge University Press, 2015), pp. 198-199.

[10] Cf. Jubilés 50,12-13 ; I Maccabées 2,32-41.

[11] Cf. Mekhilta de-Rabbi Yichmaël, Ki tissa 1 ; Tossefta Chabbat 15,17.

[12] Cf. Jacobs, Beyond Reasonable Doubt (London: The Littman Library of Jewish Civilisation, 1999), p. 22.

Ce que le soleil doit à la lune

Michaël Azoulay a fait ses études rabbiniques au Séminaire israélite de France (SIF). Il a d’abord été rabbin à Nice pendant un an puis a exercé sept années à La Varenne-Saint-Hilaire-Saint-Maur. De 2008 à 2013 il a représenté le judaïsme au sein du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour les questions de bioéthique. Depuis 2009 il est rabbin de la synagogue de Neuilly-sur-Seine.

S’interroger sur les rapports de la pratique et de l’étude dans le judaïsme revient à se demander ce que chacune doit à l’autre et laquelle est la plus importante. Michaël Azoulay se confronte à ce questionnement de manière érudite et personnelle. Il met en avant le sens des rites et fait sienne l’idée de Maïmonide selon laquelle « la pensée juive se découvre par la vie juive. »
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L’étude talmudique au regard de la science

Par Claude Riveline, professeur de gestion à Mines Paris Tech.
L’étude talmudique offre aujourd’hui un intéressant contrepoint à la recherche scientifique. Au-delà de leur divergence de fond – recherche du Bien pour l’étude traditionnelle, du Vrai pour la science –, les convergences sont nombreuses en pratique. Elles incitent à se demander si la tradition millénaire du débat talmudique a conféré un avantage atavique aux Juifs en matière de recherche scientifique.
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Pourquoi étudier ?

Yeshaya Dalsace, rabbin Massorti de la communauté parisienne Dor Vador. Auteur de nombreux articles. Intervient régulièrement sur Akadem, France Culture, RCJ, RJL. Créateur et rédacteur du site www.massorti.com

 

Spécifique à plusieurs égards, l’étude talmudique privilégie la réflexion à l’acquisition de connaissances, et n’aboutit que rarement à des conclusions définitives. Elle est à la fois effort sur soi et accomplissement de soi, parcours intérieur et, dans sa version ésotérique, chemin vers Dieu. Avec force et clarté, Yeshaya Dalsace nous présente l’étude juive d’aujourd’hui dans toute sa diversité. À chacun d’y trouver sa raison d’étudier le Talmud !

 

« C’est un arbre de vie pour ceux qui la maintiennent. » (Prov 3,18) « L’étude de la Tora pèse contre tout le reste. » (Michna Péa 1,1).

De tout temps le judaïsme a mis l’étude en avant, et un Juif qui se respecte se doit de fréquenter un cercle d’étude juive (chose différente de la lecture solitaire). Commandement suprême et le plus subtil de tous, l’étude juive n’est pas pour autant un paradigme évident, et ses buts ne se laissent pas définir si facilement. Nous chercherons à comprendre pourquoi il est si important d’étudier la Tora. Par Tora, on entend bien entendu le texte biblique, notamment le Pentateuque, mais aussi et même surtout le Talmud, qui a toujours été au centre de l’étude juive. Dans tous les cas, le propre de l’étude juive est de se pencher sur des textes difficiles, de les analyser dans les détails en s’intéressant à diverses dimensions et en recourant pour ce faire à la vaste littérature des commentaires juifs traditionnels. L’étude juive devient une sorte de voyage initiatique dans un labyrinthe textuel, symbole de vie, de savoir, de perplexité et d’infini du sens.
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L’étude, l’autre révélation

Par Philippe CHRIQUI

« On n’étudie pas sans innover. » (Talmud, Traité Haguiga 3a).

«Naassé ve-Nichma». « Nous ferons et nous écouterons ». C’est par ces mots que les Hébreux rassemblés au pied du mont Sinaï, accueillent la Loi révélée. Ce qui signifie « nous appliquerons [les commandements] et nous étudierons [la Tora] ». Le peuple s’engage à accepter la Loi quelle que soit sa difficulté et à étudier les textes assidûment.

L’ordonnancement de cette déclaration pose question. Il est à l’origine d’un vaste débat et d’une confusion sur la place respective de l’étude et de la pratique. La lecture littérale – « faire puis comprendre » – suggère un engagement aveugle à pratiquer avant de prendre connaissance du contenu. Sans prendre la peine « d’entendre » la Tora au sens de l’entendement. Cette vision orthopraxe ne tient pas la route une seconde. Elle est contraire à « l’esprit » du judaïsme où l’étude – y compris critique – est la valeur suprême. Au-delà de la « lettre », ce sont les sens des textes qu’il convient de faire jaillir.
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